Lost in the buzz

Mardi, 26 Janvier 2016

Buzz Inès !

Depuis début janvier 2016, je n’ai pas appris grand-chose sur le sexisme du monde de la bande dessinée. J’avais déjà perdu mes illusions. Dans un coin de ma bibliothèque, un numéro du Nouvel Obs de 2001 annonçait l’entrée en fanfare de la gent féminine dans notre chère profession. Plus rien ne devait être pareil ! Les récents événements autour du Grand Prix au Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême ont démontré qu’il n’en était rien, que les femmes n’entreraient dans le club fermé de leurs confrères que si elles en défonçaient la porte. Et si le Collectif BD Égalité n’avait pas vu le jour en septembre 2015, on en serait encore à nous chanter « tout va très bien, Madame la Marquise ».

Pas grand-chose de neuf côté sexisme, donc. Mais, en revanche, une belle leçon en matière d’activisme politique et de fonctionnement des médias. En effet, c’est bien la première fois de ma vie qu’une action à laquelle je participe au premier chef fait un buzz quasi planétaire.

Saison 1

Tout commence par un appel au boycott du vote du Grand Prix lancé par le Collectif pour cause d’absence de femmes dans la sélection. Avec l’appui de quelques confrères qui, comme dans le bus, décident de céder leur place aux dames, l’action se transforme en un énorme levier à merde, mettant à jour les incohérences du FIBD en matière d’organisation et de discours. Il faut croire que le fruit était bien mûr. En quelques heures, les demandes d’interview commencent à pleuvoir dans la boîte mail du Collectif, dont le blog connaît également un record de fréquentation. La courbe ascendante du buzz ne semble plus vouloir s’arrêter. L’autrice de bande dessinée passe du statut de curiosité amusante à celui de fée possédant une baguette magique à faire du buzz. Elle est convoitée, tout le monde veut sa part du gâteau. D’aucuns se mettent à rêver d’un Grand Prix transformé en Grand Soir de la bande dessinée, n’hésitant pas à suggérer à certain•es d’entre nous de se transformer en cheval de Troie de nos revendications syndicales, acceptant de se faire élire comme Grand Prix pour ensuite le décliner. Gnii ?

J’ai parfois l’impression que mes camarades partent au combat en pyjama, avec pour seule arme une petite cuillère à la main. Certes, ma génération a été marquée par Tian’anmen. Vous vous souvenez, ce mec tout seul qui tient tête aux chars de l’armée rouge chinoise ? Je crois que les images nous égarent. Le buzz est un formidable producteur d’images, mais un piètre producteur de sens. Au contraire, le brouhaha qu’il engendre rend toute parole inaudible les premières heures passées. Autrement dit, tout se joue dans la première manche. Ensuite il est trop tard. On a tous été Tian’anmen, mais il va falloir songer à passer à autre chose : c’était en 1989.

Saison 2

Au terme de ces quelques jours de folie, durant lesquels le #WomenDoBD entre dans le top ten des occurrences sur Twitter, les cartes sont rebattues. Claire Wendling (une femme!) figure désormais dans le trio de tête du Grand Prix, grâce à un nouveau mode de scrutin laissant sa chance « à tout le monde ». Tout le monde ? Non pardi, car toustes les auteurices ne peuvent pas voter. Certain•es attendent depuis un à deux ans que leur nom soit inscrit sur la liste des happy votants. Un confrère (dont je tairais le nom) avoue y être inscrit deux fois : sous son pseudo et sous son véritable patronyme. Et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : ce confrère avoue aussi ne pas voter par choix personnel. Dommage, car c’est l’un des auteurs de bande dessinée les plus sincèrement féministes que je connaisse. Pourquoi est-ce que nous laissons continuer cette mascarade ? Le Grand Prix, c’est censé faire entrer un•e auteurice dans l’histoire du médium. Cela est repris dans les médias, dans les librairies, c’est un message fort envoyé aux lecteurices. Mais le FIBD n’a même plus besoin d’étouffer ses scandales, le buzz récent sert d’écran de fumée.

Le vestiaire des mecs, à la mi-temps

J’aurais presque cru que le sexisme avait disparu dans ma profession, tant mon fil Facebook ne compte plus que de fervents supporters de la cause féministe. Heureusement qu’il y a eu ce journaliste de BDGest pour me remettre les idées en place, remportant à lui seul le pompon de l’article sexiste de la semaine (ah bon, il fallait y voir de l’humour ?). J’ai fréquenté l’école régionale des Beaux-Arts d’Angoulême dans les mêmes années que Claire Wendling. On disait alors à son propos qu’elle « dessinait comme un mec ». En effet, comment une jeune virtuose pouvait-elle être véritablement une femme ? Au mieux, elle était une extraterrestre. Je me souviens aussi que le dessinateur Robert Gigi, mon professeur de l’époque, ne m’a jamais adressé la parole en trois ans d’études. Quant à Bernard T., professeur de sémiologie, il me recevait pour ses rendez-vous, chez lui, sur son lit. Ouf, cette période est officiellement révolue, les habitudes sont devenues plus civiles. Aujourd’hui, si les jeunes femmes se dénudent encore dans les écoles d’art, c’est pour porter un discours politique, avec l’approbation d’un ensemble d’enseignant•es… Quoi que encore majoritairement composé d’hommes cisgenre. Ah, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas écrit : je suis pour la nudité, la prise de risque en art et les engagements politiques. Je constate seulement que je n’ai jamais vu un jeune étudiant homme cis se mettre à poil, sauf dans une soirée fortement arrosée.

La grande famille de la BD

On n’a pas fini de laver notre linge sale. Il semblerait, en effet, que la liste des votant•es pour le Grand Prix n’ait pas été mise à jour depuis deux ans, soit depuis la création de ce mode de scrutin (éditeurices et organisateurices se renvoyant la balle). Pourtant, les journalistes spécialisés ne s’intéressent qu’à grappiller encore un peu de buzz dans la chevelure de Claire Wendling. Les auteurices sont évidemment sollicité•es pour donner leur avis sur sa légitimité. Et mon avis distingué sur Allan Moore ou sur Hermann, qu’en faites-vous ? Comme dirait une amie à moi, le féminisme est d’essence révolutionnaire. Quand on touche aux rôles de genre, on met en branle tout l’ordonnancement rassurant de notre société. La meilleure manière de contrer une action féministe, c’est de ramener le débat sur le féminin, plutôt que sur son domaine d’expertise professionnel. J’en profite donc pour mettre mon grain de sel et dire que, par exemple, je trouve le travail de Hermann daté et sa présence dans cette liste quasi symptomatique d’un petit côté réactionnaire bien de chez nous. Malgré sa bibliographie à rallonge et la série Jérémiah qui a fait rêver mes confrères cis durant leur adolescence, il n’a rien apporté à la bande dessinée. Dont acte.

L’erreur symptomatique

Dans son mea-culpa relayé largement dans la presse, Franck Bondoux parlait d’une erreur symbolique commise par le Festival dans l’établissement de la première liste des prétendants au Grand Prix. Pourtant, il n’y avait rien de symbolique dans tout cela. L’erreur était bien réelle. Et j’ajouterais qu’elle est symptomatique du mépris de ce festival pour les auteurices en général et les autrices en particulier. Autre symptôme, c’est le manque de sérieux du chiffre des 12,5 % d’autrices professionnelles. Les derniers événements autour du Festival ont permis de remettre en question ce chiffre qui ne prend en compte que des autrices ayant au moins trois albums disponibles et bien référencés chez un grand éditeur. Le rapport des États Généraux de la Bande Dessinée évalue le nombre d’autrices plutôt à 20 ou 30% de la profession. D’où vient donc cette manie de ne jamais prendre la peine de réévaluer ces statistiques ? Le pourcentage d’autrices ayant reçu ces dix dernières années une consécration significative à Angoulême (Fauve d’or ou Grand Prix). Il avoisine les six pour-cent. Si l’on admet que les autrices représentent 12,5% de la profession, cela veut dire qu’elles ont 2 à 3 fois moins de chances qu’un homme d’obtenir une distinction significative (en matière de carrière, de visibilité médiatique, etc.). Mais si l’on admet que les autrices sont beaucoup plus nombreuses, ce « manque à gagner » en termes de promotion de leurs œuvres avoisine les 500%. Alors, cher FIBD, si Claire Wendling gagne le Grand Prix à Angoulême demain, merci de ne pas nous faire le coup du « beau symbole ». Il n’y a pas de symboles, il n’y a que des symptômes.

 

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NOTA BENE : Je n’écrirai plus certaines choses de cette manière aujourd’hui, mais cette publication est sans doute intéressante à garder en mémoire. La même année 2016, j’ai été invitée à m’exprimer sur le sujet à l’occasion d’une table ronde intitulée « Où sont les femmes ? » et organisée par la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image dans le cadre du FIBD le 30 janvier. Étaient invité·es également : Marion Amirganian, éditrice, Jessica Kohn, agrégée d’histoire et docteure en histoire contemporaine, Pierre Nocerino, docteur de l’EHESS en sociologie, et moi-même. Sylvain Lesage, enseignant-chercheur à Lille 3, animait les débats.

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