Constituer un matrimoine de la bande dessinée : retour sur le projet des Bréchoises, 2020/2023

Communication de la journée d’étude des Master 2 en Bande Dessinée de l’Université de Poitiers, qui s’est tenue à Angoulême le 12 mai 2023

 

LES BRÉCHOISES

C’est au printemps 2020 qu’est né, sous l’impulsion de la chercheuse en sociologie et info-com, Marys Renné Hertiman, un groupe de recherche intitulé les Bréchoises. L’objectif principal de ce groupe consistait à poser les bases d’un matrimoine de la bande dessinée, notamment en amorçant un travail de collecte de l’histoire des créatrices et autrices [1] de bande dessinée en France. Ce travail a vocation à se poursuivre dans le temps, car le chantier est immense. Comme nous le verrons, ce travail ne consiste pas uniquement à réintégrer des femmes et des minorités de genre dans l’histoire « officielle » (entre guillemets) de la bande dessinée, mais d’un approfondissement de l’étude de la bande dessinée en des termes historiques, sociologiques ou esthétiques.

Les Bréchoises sont une émanation féministe et non mixte du réseau de la jeune recherche en bande dessinée : La Brèche. Le titre du projet porté par les Bréchoises était : « Créatrices de bandes dessinées : histoire, mémoire, revendications et représentations des femmes dans le neuvième art ». Il a été soutenu par le laboratoire EurArTeC, la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord et la Bibliothèque nationale de France, ainsi que d’un grand nombre de laboratoires universitaires.

Les travaux des Bréchoises se sont clôturés par un colloque international de deux jours, ayant eu lieu à Paris en septembre 2022, dont le titre était : « Faire corps ? Représentations et revendications des créatrices de bandes dessinées en Europe et dans les Amériques ». Il est désormais possible d’accéder au résultat de ce travail par l’archive de l’histoire orale des autrices, déposée aux Archives du Féminisme et aux Archives départementales l’Ille-et-Vilaine, ou via l’exposition « Paroles d’autrices » disponible à la location, ou encore en visionnant les vidéos de la chaîne YouTube de Bréchoises [2] et les captations du colloque de septembre 2022 [3]. Vous pourrez aussi retrouver prochainement ces travaux dans l’ouvrage en préparation aux Presses du Réel, dirigé par Marys Renée Hertiman et Camille de Singly.

Les Bréchoises sont principalement six personnes : Marys Renné Hertiman, Laura Caraballo, Sophie Bonadè, Marie-Paule Noël, Maëlys Tirehote-Corbin et moi-même. Nous sommes des doctrices, des chercheuses-doctorantes et des autrices. Par ailleurs, nous sommes toutes des militantes féministes, investies dans diverses associations et collectifs. C’est pourquoi ce retour d’expérience est accompagné d’une réflexion plus large sur ce qu’implique de faire de la recherche scientifique tout adoptant une posture militante.

EN QUÊTE D’ESPACE ?

J’aimerais tout d’abord m’arrêter sur le titre de cette journée d’étude : « Autrices de BD : En quête d’espace ». D’emblée, ce titre laisse entendre que les autrices se sont progressivement fait une place, dans le sens où elles sont identifiées comme un groupe sociologique spécifique. Nous pouvons par conséquent prendre acte du fait qu’une place existe désormais pour les autrices, mais que l’espace leur manque encore. Ce terme peut d’ailleurs être décliné au pluriel : espace pour exister professionnellement, surface de visibilité dans les médias, ou « espaces safe » dans les festivals. À cela s’ajoute une présence réellement représentative dans l’histoire du médium qui reste à construire, autrement dit : œuvrer pour la constitution d’un matrimoine. Mais, on oublie peut-être trop vite que la « place » de l’autrice, en tant que membre d’un groupe social identifié au sein de la bande dessinée, date d’il y a moins de dix ans. La naissance de ce groupe en tant qu’entité différentiée de celui des auteurs (ici au masculin neutre) date de l’année 2016. La raison en est moins le « scandale du grand prix du FIBD de 2016 », que des résultats des travaux des États Généraux de la Bande Dessinée et notamment ceux qui ont fait suite au cahier de doléances, instruit par le Collectif BD-Égalité.

Ce cahier de doléances demandait que les résultats des enquêtes quantitatives, menées par les États Généraux, sur les conditions de l’exercice professionnel des auteurices, soient dépouillés en fonction de critères de genre. Le cahier de doléances mettait notamment l’accent sur le fait que les créatrices occupaient majoritairement des places subalternes dans la profession, ou que les industries culturelles pratiquaient le merchandising ciblé selon des critères discriminants. Pour avancer ces arguments, le cahier de doléances s’est appuyé sur une enquête réalisée par Alexandra Mottier et Célia Laplace dans le cadre du Master de sociologie ÉGALITÉS de Lyon, en 2015. À la grande surprise de certains, les créatrices et les autrices étaient effectivement davantage précarisées que leurs collègues masculins dans la bande dessinée. L’autre « révélation » si je puis dire, c’est que la proportion des autrices professionnelles était de 27% plutôt que de 12,4% en 2016, soit un chiffre généralement utilisé à l’époque pour expliquer l’absence d’autrices dans les sélections des prix.

Pour avoir été avec Xael (également orthographié X-aël), Oriane Lassus et Marie Bardiaux-Vaïente l’une des rédacteurices de ce cahier de doléances, il convient de rappeler que nous avons été confrontées, à l’époque, à des réticences venant autant des auteurs que des autrices. Établir une analyse comparative entre les hommes et les femmes semblait, au mieux, inutile, au pire, discriminant. Les résultats sont pourtant édifiants et méritent d’être rappelés, même si la situation a changé depuis 2016 : les inégalités sur les meilleures conditions de travail des auteurices sont de 48% en faveur des hommes. Il a alors été dit que la différence générationnelle entre auteurs et autrices expliquait cette différence de revenus : les autrices débutantes étant proportionnellement plus nombreuses, la rémunération moyenne était, de facto, moindre. Il nous était donc demandé d’attendre que, naturellement, les équilibres se rétablissent. Mais cette hypothèse n’a jamais été prouvée, puisqu’aucune étude comparative entre auteurs et autrices n’a été faite sur la progression des carrières. Les premières ayant probablement plus de mal à pérenniser leurs acquis professionnels que leurs confrères masculins.

Un autre résultat de l’étude des États généraux me fait pencher pour cette deuxième hypothèse, puisqu’il montre que les ouvrages des autrices bénéficient d’une moindre promotion que ceux des auteurs. Enfin, les membres de BD-Égalité se sont mobilisés régulièrement pour signaler la moindre importance accordée aux albums des autrices dans la presse spécialisée BD, ou dénoncer l’absence d’autrices dans des sélections de prix.

COMMENT CHANGER LES CHOSES ?

Il est évident que ces résultats donnent envie à certaines de créer des espaces séparés de ceux qui existent déjà. C’est le cas avec la création du rafraichissant 1er festival d’Angoudou à Paris en février dernier. La particularité de la manifestation était de réunir des autrices, auteurices et amateurices dont l’activité se fait principalement en ligne. Ces dernières peuvent bénéficier d’audiences importantes, comme pour Tamos le Thermos, dont le compte Insta atteint presque 37.000 followers. Tamos partageait avec l’autrice Emma une table ronde où il a justement été question de construire des espaces alternatifs aux grands festivals de bande dessinée, perçus, à juste titre, comme peu ouverts à une sélection et à une parole diversifiées. Cette question reste ouverte et je crois que nous aurons la possibilité d’en débattre aujourd’hui. Elle touche à un dilemme récurrent et bien connu : faut-il investir des espaces existants pour les changer de l’intérieur ou créer de nouveaux espaces qui auront vocation, à terme, à remplacer les premiers ?

Pour ma part, qu’il s’agisse du projet des Bréchoises ou des États généraux de la Bande Dessinée, je pense important d’investir l’espace de la recherche, comme un espace d’investigation et de prescription, en particulier en sciences humaines et sociales, en arts et en littérature. Il est important à mes yeux de mettre en lumière de manière critique des réalités souvent perçues subjectivement par les auteurices de bande dessinée, mais insuffisamment documentées ou nommées. Malgré les travaux récents de l’historienne Jessica Kohn (2018) et du sociologue Pierre Nocérino (2020), il subsiste des lacunes importantes sur le sujet des autrices, auteurices queers et des discriminations de genre. Je cite un extrait de la présentation de la communication de Jessica Kohn, lors des ateliers des Bréchoises :

« Rares sont les femmes dessinatrices retenues au panthéon des bandes dessinées au 20e siècle. Pourtant, elles n’en ont pas moins existé, quoique moins nombreuses que leurs confrères. (…) Le dépouillement d’archives a permis de mettre de nouveaux noms de créatrices à jour. C’est ainsi que l’on a découvert que Joëlle Savey était la secrétaire générale du Syndicat National des Dessinateurs de Presse, ou que la romancière Madeleine Hermet publiait des bandes dessinées dans La Semaine de Suzette. »

Ce qui implique qu’au-delà des préoccupations purement universitaires, il faut trouver des personnes motivées, pour non seulement entreprendre ce type de recherches, mais également attirer l’attention sur des réalités passées sous silence. Je cite Pierre Nocérino :

« Une enquête ethnographique a permis de documenter les difficultés des auteurs de bande dessinée à constituer un groupe professionnel capable de défendre ses intérêts. Pourtant, les autrices ont réussi à se réunir au sein d’un groupe social bien plus unifié que leurs confères. Comment expliquer conjointement la difficulté des auteurs de bande dessinée à constituer un groupe social et la constitution réussie du groupe des autrices ? L’étude des mobilisations propres aux autrices montre qu’il existe en réalité différentes manières de politiser les problèmes professionnels, dont certaines s’avèrent plus compatibles avec les idéaux professionnels dominants dans le milieu. »

L’accent est mis une fois de plus sur l’importance de disposer de données fiables — les « archives » dont parle l’historienne — et d’une capacité à « politiser » des problèmes professionnels — comme le formule le sociologue. Autrement dit, les enjeux professionnels doivent être pensés en matière de rapports de pouvoir, déclinés dans un premier temps entre les hommes et les femmes, mais dont les modalités peuvent évidemment se modifier avec le temps. À cela s’ajoute un « continent noir » à peine étudié : les blogs BD, les réseaux sociaux et les publications sur les plateformes numériques comme Webtoon. La chercheuse doctorante suisse et co-directrice du festival BDFIL, Gaëlle Kovaliv, a entrepris il y a quelques années, une thèse sur ce sujet à l’université de Lausanne. Elle a commencé à mettre en évidence le double stigmate dont souffre cette scène, à savoir : 1) avoir été investie massivement à partir de 2005 par les autrices femmes cisgenres et des auteurices queers, qui y ont rencontré de nouveaux publics ; 2) être perçue comme moins professionnelle et donc de moindre qualité que l’édition print. Elle écrit :

« En effet, la possibilité de publier en ligne semble avoir représenté une opportunité inédite pour les femmes qui ont alors pu s’adresser à une vaste audience sans devoir passer par le truchement d’une maison d’édition. Jusqu’à l’arrivée du réseau, ces structures représentaient un premier sas, indépassable, décidant sans concurrence ce qui allait parvenir au grand public par les étals des librairies. Elles jouaient donc un rôle de gatekeeper (Lewin 1935) et de leur aval dépendait toute la chaîne de production, de l’impression à la mise en vente. »

À cela s’ajoute enfin l’invisibilisation des créatrices au cours de l’histoire, ce qu’il fait que nous manquons de données pour mettre en lumière le legs de ces dernières. Marys Renné Hertiman et Maëlys Tirehote-Corbin, ont respectivement commencé leurs thèses en sociologie sur les autrices de bande dessinée, leurs carrières et leurs créations. À n’en pas douter, le résultat de leurs travaux sera particulièrement important pour avancer dans les réflexions qui nous animent. Manquant de données, elles ont commencé à mener leurs propres enquêtes, dont certaines se sont faites dans le cadre du premier volet du projet des Bréchoises.

Une série d’ateliers de collecte des histoires orales de six autrices ont eu lieu à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord durant l’année 2020-2021. Lors de ces captations, les autrices ont été amenées à définir elles-mêmes ce que serait une « autrice de bande dessinée dans les années 2020 en France ». Cette définition n’a rien d’univoque. Elle se situe au carrefour de questions matérielles et professionnelles imposées par le secteur et de choix artistiques et identitaires personnels. Pour préparer ces captations, les chercheuses ont établi un protocole d’entretien. En tant que document d’archives, ces enregistrements sont accessibles aux chercheureuses mais pas diffusés en ligne. Cette dernière précision peut sembler triviale, mais montre aussi la différence entre une interview promotionnelle et une histoire orale, ce qui n’avait pas forcément été évident pour les personnes contactées.

En effet, le monde de la recherche universitaire est mal connu, voire pas connu du tout, par une majorité d’auteurices de bande dessinée. Cela s’explique par le manque de formation à ce niveau. Comme le montre une fois de plus l’enquête des États généraux, la première génération des professionnel·les de la bande dessinée était largement autodidacte, alors que la dernière est formée à moitié dans des écoles privées, où l’enseignement théorique et critique est pour ainsi dire inexistant. C’est donc aux établissements publics d’enseignement supérieur de poursuivre la réflexion sur ces questions, comme nous le faisons en ce moment même, ou l’avons fait dans le cadre du projet des Bréchoises.

CES AUTRICES QUI SONT AUSSI DES CHERCHEUSES

Les éléments saillants des histoires orales, collectées par les Bréchoises, ont servi à élaborer une exposition de restitution, intitulée « Paroles d’autrices ». Cette exposition est constituée de six grandes affiches et de trois panneaux d’accompagnement, dont la création graphique est signée Emmanuelle Espinasse et réalisée à partir des polices de caractère inclusives de la collective Franco-belge Bye Bye Binary. Les illustrations originales, ainsi que le logo des Bréchoises, ont été réalisés par moi-même, tandis que le commissariat a été collectif.

L’autre chantier mené par les Bréchoises a été le colloque international « Faire corps? Représentations et revendications des créatrices de bandes dessinées en Europe et dans les Amériques », qui s’est tenu à Paris en septembre 2022. Le programme réunissait les spécialistes internationaux.ales de la question, autour d’une invitée d’honneur : l’autrice américaine et « herstorienne » féministe, Trina Robbins. Depuis 1985, Robbins mène une recherche et écrit sur les femmes caricaturistes et artistes de comics étasuniennes, qui dessinent depuis aussi longtemps que leurs confrères masculins, mais dont le travail a été totalement oublié. Robbins a ainsi mené un travail de redécouverte d’autrices et de dessinatrices, comme Virginia Huget, Gladys Parker, Dale Messick ou Lily Renée.

L’exemple de Trina Robbins n’est pas isolé, puisqu’intervenait également dans le colloque, l’autrice et la chercheuse catalane Marika Vila. Cette dernière a travaillé sur les représentations des personnages féminins dans la bande dessinée de la sphère européenne et étasunienne. Le grand mérite de Marika Vila a notamment été de montrer que les autrices, à partir des années 1970, se sont beaucoup attachées à l’autoreprésentation, moins parce que « l’autobiographie » ou « l’autofiction » leur serait plus naturelle, mais dans une volonté de déconstruire un imaginaire patriarcal. Je cite un extrait de la présentation de sa conférence plénière :

            « L’imaginaire issu de la construction patriarcale a fortement marqué les scénarios du médium, aussi bien conservateurs et commerciaux, que progressistes et transgressifs. Dans l’effervescence sociopolitique des années 70, des autrices pionnières ont brisé les limites imposées à leur espace, même en Espagne, en faisant irruption dans les espaces adultes et masculins de la nouvelle bande dessinée d’auteur, qu’elles ont conjointement contribué à créer, et ce, en exerçant une autoreprésentation. (…) Leurs voix représentent l’irruption du féminisme dans un domaine aussi masculin que la bande dessinée underground, la transgressant à son tour en s’introduisant dans un espace interdit et en le faisant de leur propre voix. Pour ce faire, elles introduisent des sujets novateurs, en promouvant la transformation de l’imaginaire iconographique de la bande dessinée. Il est important de retrouver leur voix pour découvrir la construction des nouvelles formes de subjectivité, mais cela nous montre aussi le fil qui les unit dans un puissant dialogue avec les autrices émergentes d’aujourd’hui. »

 Même si elle n’a pas pu être présente au colloque, malgré notre invitation, l’autrice et chercheuse Nicola Streeten poursuit également des travaux sur les premières dessinatrices et caricaturistes en Grande-Bretagne à l’époque des suffragettes. Elle a été la cofondatrice en 2009 avec Sarah Lightman de l’association « Laydeez do Comics » aujourd’hui plus connu sous le nom de « LD Comics ». Il s’agit d’une plateforme solidaire, en non-mixité choisie, dont le but est de permettre à toute personne se définissant comme femme de faire de la bande dessinée avec le soutien des autres, puis d’y promouvoir son travail. L’adhésion est non discriminante, dans le sens où elle est ouverte aux personnes débutantes comme aguerries, amatrices comme professionnelles.

Ces exemples montrent à quel point l’engagement féministe a été (et est encore) nécessaire pour mener des réflexions alternatives sur le médium. J’en conclus que la figure de l’autrice et de l’auteurice féministe, qui entreprend un travail de recherche sur la place des femmes et des minorités de genre dans la bande dessinée, est le pendant du bédéphile homme qui œuvre pour la légitimation du médium. À ceci près que les autrices et auteurices semblent plus nombreuses à emprunter la voie universitaire, probablement parce que cette voie est l’unique voie possible pour que leurs travaux ne soient pas taxés de partialité.

Ceci étant, le chemin à parcourir pour une meilleure connaissance du médium dans toutes ses composantes, pour ne pas dire en faveur d’une multiplicité de points de vue, n’est pas forcément simple. Lorsqu’une histoire de la bande dessinée s’écrit dans les ouvrages reconnus scientifiquement, en oubliant de nombreuses figures qui la composent, on a moins affaire à un travail historique qu’à l’élaboration d’un grand récit. Si ce grand récit a notamment servi à la légitimation du médium, il laisse peu de place aux autres positions, considérées comme marginales, en isolant par exemple la question matrimoniale de l’histoire générale. D’autre part, il ne suffit pas non plus de réintégrer les figures oubliées dans une histoire essentiellement masculine du médium. Il faut proposer de nouveaux récits en complément des récits existants. C’était là le troisième axe de recherche des Bréchoises, qui s’intéressait aux représentations genrées, comme dans les travaux de Marika Vila que je viens de citer.

PAROLES PLURIELLES

Pour préciser ma pensée, je vais m’appuyer sur un passage de La Bande Dessinée au tournant de Thierry Groensteen. Thierry Groensteen a été mon professeur, mon éditeur puis mon collègue à l’Éesi. Certains de ses écrits ont donné lieu à des passes d’armes avec des autrices, notamment sur des questions féministes. Cependant, si je cite le théoricien, c’est que par l’ampleur de ses publications, ses écrits figurent parmi les plus cités dans la recherche sur la bande dessinée. Il ne s’agit donc pas de déployer ici des arguments ad hominem, mais de reprendre une position qui fait autorité pour la discuter avec vous.

La Bande Dessinée au tournant est paru en 2017 et l’ouvrage consacre un chapitre à la « féminisation de la profession ». Dans ce chapitre, il est écrit que :

« C’est un fait certain que l’histoire officielle de la bande dessinée a jusqu’ici eu tendance à sous-évaluer la contribution des femmes. Il ne suffit plus de la déplorer : une contre-histoire peut et doit être écrite. »

Le cadre de la discussion est ainsi clairement posé : il faut écrire une contre-histoire qui viendrait réviser l’histoire existante. En toute logique militante, cette contre-histoire est utile en ce qu’elle permettra de faire ressortir des positions tranchées. Mais cette contre-histoire n’est pas suffisante à mes yeux. Elle est également risquée, car elle se décline sur un mode dualiste : la voix des hommes versus la voix des femmes. Pour penser cette question, j’aimerais me référer à la philosophe des sciences Vinciane Despret. Certes Despret n’a pas écrit sur la bande dessinée et le livre d’où je tire mes citations est tiré de sa thèse de doctorat : Ces émotions qui nous fabriquent : Ethnopsychologie des émotions. Son travail sur les émotions questionne la notion d’authenticité et se situe à l’exact croisement de notre vision ethnocentriste, binaire et sexiste des genres.

 

Pour Vinciane Despret, les sciences humaines sont, de facto, des sciences qui engagent « car chacune d’elles s’inscrit dans un temps inséparable de ceux qu’elles décrit-prescrit. » Même si le terme d’engagement n’est pas utilisé ici au sens de l’engagement militant, sa position est intéressante, car, pour la philosophe, les savoirs issus des recherches en sciences humaines (comme la sociologie, la psychologie, l’histoire ou l’anthropologie) sont pris dans un processus dynamique et il ne peut en être autrement. En « décrivant » des réalités — comme nous l’avons fait des autrices de bande dessinée avec les Bréchoises —, nous « prescrivons » en retour une meilleure prise en considération de ces réalités. Cette meilleure connaissance de soi, de son environnement et de son histoire conduit obligatoirement à créer de nouvelles réalités. Je cite :

            « Comprendre notre savoir (…) se traduit non pas dans des termes de la réflexivité et de la déconstruction de l’histoire, mais dans les termes de l’engagement dans des risques inhérents à la construction d’une histoire. »

 Il faut comprendre ici que l’idée de déconstruction, qui est souvent mobilisée par les féministes, ne sera pas suffisante, autrement dit : il ne suffit pas de changer des briques à un mur pour transformer ce dernier, si l’architecture n’en a pas été repensée. Pour le dire encore autrement, une simple contre-histoire ne permettra jamais de décentrer l’axe à partir duquel nous interrogeons la position initiale. En effet, si dans La Bande Dessinée au tournant le théoricien propose de rendre hommage à la contribution des « femmes », il formule également la nature de cette contribution :

            « Au nom d’un rejet du féminisme essentialiste, certaines autrices semblent vouloir faire peser un tabou sur la question de l’inscription d’une expérience féminine du monde dans les création dessinée. »

Ce passage appelle plusieurs réponses. La première chose à se demander, c’est de savoir s’il est possible de penser « l’inscription d’une expérience féminine du monde » en dehors d’une compréhension du genre en tant que construction politique, d’une prise en compte des conditions matérielles de la création des femmes à une période donnée ou d’une mise en lumière des rapports de domination symboliques entre les membres d’un groupe social. Je ne pense que cela soit possible, mais il faut bien avouer qu’il est fréquent dans les études en histoire de l’art ou en littérature, de laisser de côté le contexte sociohistorique pour se concentrer sur l’analyse esthétique. Mais on peut aussi tenter une « mise en contraste », comme le propose Vinciane Despret à partir de ce que Thierry Groensteen relève comme étant des thèmes majoritairement abordés par les autrices : la sexualité, l’autofiction, l’intime ou le quotidien.

Je vais m’en tenir à la première partie de mon corpus de thèse, qui concerne les publications des éditeurs alternatifs de la décennie 1990-2000, c’est-à-dire celle qui a vu l’émergence la bande dessinée autobiographique dans la sphère franco-belge. J’ai ainsi dépouillé l’ensemble des numéros de Lapin, du Cheval sans tête, de Ferraille, d’Ego Comme X, de Bile Noire ou de Jade, ainsi qu’un certain nombre de fanzines et de graphzines. Pour reprendre un sujet qui a récemment fait débat, soit le thème de l’inceste, il est abordé de manière fictionnelle par les auteurs masculins, qui en exagèrent le motif sous la forme de satires déjantées. Un bon exemple est : « Les aventures de Simon le papa » de Soler, publié dans Ferraille (éd. les Requins Marteaux) à partir de 1996. Parallèlement, des autrices se mettent à aborder le même thème de manière plus frontale, comme dans Daddy’s girl de l’autrice américaine Debbie Drechsler.

Daddy’s girl est une série qui commence de manière autobiographique, puis se poursuit sous la forme d’autofictions. Le contenu est légèrement modifié pour que l’autrice puisse parler de manière plus directe des violences de ce qu’elle a subi enfant. Le cheval sans tête n°3 d’octobre 1994 en publiera les premières pages, sans aucune mise en contexte. Le même numéro publie une BD de Dominique Goblet évoquant également une histoire d’inceste de manière, dont on peut penser qu’il est fondé sur un fait réel. Le paratexte de la revue Le cheval sans tête semble moins s’arrêter sur ce sujet délicat, que sur la volonté de la revue de renouveler des formes graphiques et de s’ouvrir à l’international. Il y a derrière ces choix une absence revendiquée de positionnement politique, confirmé par les interviews des principaux éditeurs de cette période, effectuées pour la revue Jade en 2000. Il faut ajouter à cela que le sujet était encore moins discuté à l’époque qu’aujourd’hui, malgré l’importance constante des agressions.

LÉGITIMATION VS ÉMANCIPATION

Qu’il s’agisse de Caroline Sury, Dominique Goblet, Julie Doucet ou Ulli Lust, pour ne citer que celles-là, soit des autrices de la même génération publiant dans des supports autoproduits ou chez des éditeurs indépendants, on constate que nombre de leurs récits mettent en scène des violences sexuelles et sexistes, prenant acte par là que leurs réalités dépassent largement les représentations transgressives, mais fantasmées, de leurs confrères. J’ajouterai, pour paraphraser La Bande Dessinée au tournant, que l’expérience féminine du monde s’inscrit dans l’imaginaire fantasmé des hommes et qu’en cela, oui, ce n’est pas anodin. Cet imaginaire imprègne l’esthétique des revues, les relations affectives et les rapports professionnels, auxquels les autrices répondent avec des témoignages plus ou moins déguisés de leur propre vécu. Plutôt que de voir, dans l’autobiographie, l’intime ou le quotidien, la « signature du féminin » — après tout, David B. et Jean-Christophe Menu sont aussi des autobiographes de l’intime et du quotidien — ce qui caractérise les créations des autrices nées dans les années 1960 est les violences sexuelles qu’elles décrivent vis-à-vis d’elles-mêmes ou des femmes et personnes sexisées en général.

Mais comme le faisait remarquer la germaniste Hélène Camarade, qui présentait durant le colloque des Bréchoises la bande dessinée Trop n’est pas assez d’Ulli Lust, il y a une euphémisation de cette violence, qui est systématiquement mise sur le même plan que la fiction. Elle est qualifiée parfois de punk ou d’audacieuse, mais jamais mesurée à ce qui s’y exprime. Parlant des recensions de Trop n’est pas assez, Hélène Camarade fait remarquer que la scène avec la mafia sicilienne est davantage mise en avant, que les agressions et viols que l’autrice décrit sur presque quatre cents pages, alors que le passage avec la mafia n’en fait que soixante. Pour ne prendre qu’un exemple de cette euphémisation, aucune des recensions du site BD Gest’ ne parle de viols à répétition, mais d’un « voyage qui se révèle évidemment initiatique en bien des domaines : de la véritable amitié, de la confrontation à un univers interlope, de la naïveté de l’oie blanche qui se croyait le loup, de la réalité de la vie du sans domicile fixe ou encore de la vulnérabilité de la femme seule [4] ». Camarade ajoute que dans une critique parue dans Le Monde, le journaliste ajoute dans une sorte de soulagement qu’Ulli Lust est « une féministe sans excès ».

Il me semble donc que le tabou est moins sur la manière dont l’expérience du monde des autrices s’inscrit dans la création, que d’un tabou sur l’érotisation et l’esthétisation de ces violences, qui n’ont pas commencé avec les albums de Bastien Vivès. Pour reprendre le travail de Marika Vila, les autrices ont riposté dès les années 1970 à l’hyper érotisation des corps féminins en racontant, à leur manière, ce que leurs propres corps vivent et subissent dans l’espace public et privé. Quant au décentrage dont parle la philosophe Vinciane Despret et d’un engagement à la construction de plusieurs histoires venant de plusieurs positions, il nécessite de regarder ces créations à partir d’une position différentiée. Par exemple, lire le travail des auteurs masculins à partir de celui des autrices. Ainsi, une analyse esthétique comparée pourrait s’attacher au porno-punk de la série RanXerox de l’Italien Tanino Liberatore, publiée dans le milieu des années 1980, en comparaison avec le vécu de la punkette Ulli en Italie durant ces mêmes années.

Il n’existe donc pas uniquement un matrimoine à construire et des figures à sortir de l’oubli. Il faut s’interroger sur la manière de constituer ce matrimoine. Ce chantier ne saurait être complet sans son corolaire : la transmission de l’héritage militant et de l’histoire des luttes féministes au sein du médium. Cette question revient régulièrement dans les préoccupations des unes et des autres, notamment chez des autrices comme Jeanne Puchol et Marie-Paule Noël, ou chez la Finlandaise Johanna Rojola qui effectue actuellement une recherche sur les engagements féministes dans la bande dessinée au niveau européen. Cette histoire reste à écrire et permettra de voir que l’expérience subjective peut également servir la recherche. Dans nombre d’essais sur la bande dessinée, publiés depuis une dizaine d’années, comme par exemple Entre la plèbe et l’élite: Les ambitions contraires de la bande dessinée de Jean-Noël Lafargue, sorti en 2012, la question centrale est celle de la légitimité du médium. Lafargue rappelle le mépris des professeurs d’art pour la bande dessinée, notamment à l’Éesi d’Angoulême, durant les années où il y enseignait. Ce prisme n’est pas faux en tant que tel, mais son importance est fonction de la place qu’il y occupait. En effet, pour les étudiantes qui ont fréquenté cette même école, toujours dans ces mêmes années, le monde de la bande dessinée se vivait par le prisme de son sexisme structurel plutôt que par son absence dans les institutions. Pour les autrices de ma génération, la sociabilité du monde de la bande dessinée ressemblait davantage, entre 1990 et 2010, au road trip d’Ulli Lust, qu’à une soirée entre potes où l’on discute comment damer le pion à l’art contemporain.

Pendant longtemps on ne trouvait personne pour écouter ces histoires tristes, qui gâchaient la fête de la bande dessinée. Aujourd’hui, c’est différent, de nouvelles histoires s’écrivent et se transmettent. Et comme dirait Ulli Lust : « je viens du futur. »

Nous venons du futur.

 

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[1] Ici entendu au féminin inclusif et neutre (femmes cis, trans M to F et F to M, non-binaires et a-genre).

[2] Chaîne YouTube des Bréchoises : https://www.youtube.com/@lesbrechoises7168/featured

[3] Les deux vidéos des captations du Colloque sont à visionner ici :

https://www.youtube.com/watch?v=z9wJv86iKWQ

https://www.youtube.com/watch?v=mQ4gO5pHWOY

[4] Chroniques à lire sur : https://www.bdgest.com/chronique-4375-BD-Trop-n-est-pas-assez/

 

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Bibliographie :

DESPRET Vinciane, Ces émotions qui nous fabriquent : Ethnopsychologie des émotions, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001 [1999]

GROENSTEEN Thierry, La bande dessinée au tournant, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2017

KOVALIV Gaëlle, « Comment la bande dessinée nativement numérique influence le champ de la bande dessinée papier », dossier sur Comicalités, 2022, [En ligne]. URL : https://doi.org/10.4000/comicalites.7678

LUST Ulli, Trop n’est pas assez, Paris, Ça et là, 2010

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